Dans ce récit mythique, Chow Ching Lie nous raconte sa vie, de l’enfance aux prémices de l’âge adulte, des années 40 aux années 60. Elle grandit au sein d’une famille où l’amour et le bonheur sont des concepts dont on ne parle pas, et où les enfants naissent mal et meurent souvent. « Dans cet univers, le cœur n’avait pas de place ». Une vie qui passe au rythme de contraintes, de devoirs à accomplir, d’absence de liberté : une vie d’obéissance.
Elle oublie le garçon qu’elle aime, pas assez riche, pour un mariage à 13 ans arrangé par ses parents avec un homme, lui, aussi fortuné que maladif. Lecteur, j’assiste à une succession infinie de résignations, une accumulation descriptive très troublante au début du récit. Le style est froid, purement narratif, talentueux, et même les rares émotions de l’auteure résonnent comme de simples faits perdus au milieu de cette cascade de mésaventures.
Pourtant je suis captivé, pris d’abord par la main, puis par la compassion, et enfin par le cœur, pincé comme le sien; heureusement, de ce côté-ci de la page, j’ai le droit de pleurer. Et je garde chaudement en moi l’écho du piano, l’instrument qui tiendra l’auteure la tête hors de l’eau jusqu’à l’arrivée de ses deux enfants.
Et, comme pour me soulager, Chow Ching Lie me donne aussi un cours d’histoire, délicatement dilué dans celle de sa famille, comme pour en excuser la tragédie par le contexte environnant. Ce sont les années qui mènent la Chine à Mao et aux premières années de ses grandes transformations, au début pourtant plutôt « favorables » à la condition des femmes.
En faisant des pauses devant tant de contrition, et comme pour desserrer l’étau qui me fossilise peu à peu dans ce magma d’infortunes, je palpe mieux l’horreur de ce système politique. Un système où la règle indiscutable vient d’en haut comme un concentré qui irradie chaque individu, punis ses héros au rythme de réformes contradictoires pour mieux mystifier ses martyrs au cycle qui suit.
Les oiseaux sont chassés et éliminés malgré leur très grand nombre ; la famine tue.
Les âmes singulières se dissolvent dans l’oubli de leur très grand nombre ; l’obéissance tue.
Puis, le livre achevé, et consolé par la force de l’auteure qui réussit à élever ses enfants autour du piano salvateur, je demeure effaré. C’était hier, au début du 20ème siècle, et je me souviens : je grandissais en entendant parler de ce pays et de ce régime. Il m’est aussi arrivé de voir l’essai d’Alain Peyrefitte « Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera », dans les mains de mes parents. Mais ce best seller du moment ne parlait que d’économie.
Puis, de retour dans ma réalité, je vois l’actualité. Qui sait, au début de ce 21ème siècle, lirai-je peut-être une nouvelle Chow Ching Lie, ouïghoure cette fois, me raconter son histoire ?
La même histoire ? Oui, un siècle plus tard, la même histoire. Avec, en plus de l’obéissance, la soumission au contrôle des naissances, aux actes de stérilisation forcés, à l’internement arbitraire dans des camps de travail, aux injections subies, à la torture, à la surveillance de masse… Dis-moi Chow Ching Lie, le piano jouera-t-il aussi cette fois là ?